2024
Travailler le territoire à travers des marches chorégraphiques et une cartographie sensible - une proposition de Marion Even
La marche comme point de départ
Cela fait presque dix ans que je marche, au gré des saisons, des équipes et des projets. D’abord comme lieu d’expérimentation, puis assumée comme un réel processus créatif, les marches chorégraphiques m’accompagnent dans chacune de mes créations. Le plus souvent solitaires, elles regroupent les personnes les effectuant par une consigne que je donne en début de marche. Elles agissent souvent de façon introspective, poussant chaque participant.es dans ses retranchements, ses questionnements présents, ces projections. Mais parce qu’elles actionnent le corps, elles ne sont pas que mentales, et proposent une réelle expérience du paysage, de façon brute et directe, la meilleure qu’il soit, à mon sens.
Ces marches sont hautement inspirées de ma rencontre avec Christine Quoiraud, danseuse-marcheuse, ancienne maï-juku de Min Tanaka, que j’ai rencontré d’abord adolescente, lors d’un stage qu’elle menait, puis plus profondément pour l’écriture d’un mémoire en Master Danse à l’université Paris 8, dont elle était le sujet.
Sur chaque projet, ces marches sont retravaillées en fonction du propos et de ce que je désire mettre en avant au sein de la création. Ce qui change, le plus souvent, sont la durée, et évidemment les paysages que nous traversons. Mais au fond, le cadre et les consignes changent peu, varient peu, puisque les variations sont extérieures (lieux, personnes, saison). Il m’arrive donc, depuis dix ans, de déployer la même consigne pour une marche. J’ai l’impression alors de retrouver une vieille amie, et d’en découvrir un autre aspect. Même si elles semblent similaires, chaque marche est différente, car elle vient nous cueillir à des moments de vie différent, parce que l’on ne marche jamais au même moment, parce qu’il vente, il neige, il fait beau, ou trop chaud.
Sur la création Women weave the land, mon équipe était composé exclusivement de femmes, puisque mon propos s’axait sur une réflexion éco-féministe du paysage en lien avec la pratique du tissage. Pour la première fois, je menais un groupe en mixité choisie au sein d’une création. Nous avons beaucoup marché durant les premières résidences. Ces marches chorégraphiques ont tellement bien fonctionné, dans le lien au groupe, et dans l’empouvoirment qu’elles permettent, que nous avons mis en place, entre chaque résidence, un rendez-vous par mois pour marcher ensemble, dans les lieux où nous résidions. Nous échangions ensuite nos textes écrit à la suite de ces marches par mails. Une correspondance c’est ainsi tissé entre nous toutes pendant un an. Ce processus et cette création m’a fait réalisé à quel point le fait d’être entre femmes permet une libération de la parole, un partage de la charge mentale, une revalorisation de nos capacités, une solidarité à toute épreuve. Le soin est particulièrement mis en œuvre au sein des groupe de femmes.
Ce travail de marches, mené d’abord auprès de mes équipes artistiques, a fait l’objet d’une médiation au sein des Scènes du Jura, en avril 2023. J’ai mené sur une journée une marche de femmes dans les forêts jurassiennes, et force était de constater que ce processus pouvait être déployé auprès d’amatrices. En effet, la marche, accessible à toutes, ne demande pas une condition physique spécifique. Chacune peut aller à son rythme, et établit son propre parcours. De plus, marcher seule, en tant que femme, n’est pas une habitude ni une évidence. L’espace étant majoritairement masculin, même en ruralité, les femmes ont peu l’occasion de traverser seule certains territoires.
J’ai alors commencé à relié la question de la prise d’espace à celle du corps des femmes. C’est ainsi qu’a émergé Corps territoire.
Le corps comme territoire(s) sensible
À la suite de la création de Women weave the land, où j’interroge l’objectivation du paysage et du corps des femmes et sur les liens à tisser entre les deux, j’imagine un processus où je relie ma pratique des marches chorégraphiques à un travail de cartographies sensibles. Ma lecture du livre Pour une spatio-féminisme, de l’espace à la carte de Nepthis Zweir, géographe proposant la réalisation et la lecture de contre-cartographies, m’amène à réfléchir sur le rapport entre corps féminin et territoire. Puisque le regard patriarcal objective le paysage et le corps des femmes, comment ce dernier peut s’inscrire dans un territoire ? Comment les femmes peuvent s’inscrire dans un territoire pensé et destiné par et pour les hommes ?
En référence à las iconoclasistas (mené par le duo graphistes Julia Risler et Pablo Ares), élaborant des « dispositifs de recherche collaboratifs, cartographies collectives itinérantes, cartographies critiques et ressources pédagogiques à usage communautaire », je propose de créer une cartographie du territoire sur un corps dessiné de femme.
Corps-territoire s’articule en trois temps :
- une marche chorégraphique en mixité choisie
- un repas/déjeuné partagé
- un atelier de cartographie sensible
Le fait que cet atelier se déroule sur une ou plusieurs journées est important. Cela permet de laisser le temps de déployer une parole, de créer rencontre entre chaque membre du groupe. Le temps du matin, celui de la marche, est d’abord solitaire, avec une consigne qui relie le groupe. Le fait de déjeuner ensemble, où chacune apporte quelque chose, est aussi très important car nous savons à quel point ce moment de partage du repas est un moment où la parole se libère plus facilement, et où il y a une vraie valorisation des personnes autour des plats qu’elles ont amenées. L’après-midi se déroule en collectif, qui peut être diviser si le groupe est en grand nombre, pour une activité manuelle où le faire devient un véritable moteur de réflexion et d’action.
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